« Le fort ne doit pas opprimer le faible. » Le Code d’Hammourabi il y a 38 siècles
Cette « loi » du Code d’Hammourabi qui régna en Mésopotamie (Irak actuel) , d’il y a 1800 ans avant J.C. a apparemment été ignorée par l’Occident. La presse occidentale ne tarit pas ces jours-ci sur la « jeune démocratie irakienne » faisant preuve d’une amnésie immorale visant à présenter les envahisseurs comme des philanthropes venues apporter les « lumières de la démocratie aéroportée » à ces peuples barbares parce que riches d’une civilisation qui a vu l’émergence de l’humanité. Petit rappel pour fixer les idées : les Irakiens, peuple fier s’il en est, peuple instruit avec le taux d’analphabétisme le plus bas du monde arabe, il constituait un danger pour le « monde libre et civilisé ».
Justement, pour parler des « civilisateurs », il est bon de leur rappeler leurs origines. Tout commence, nous dit l’historien Georges Tate, professeur à Dauphines, par les Croisades. Ecoutons-le brièvement nous narrer quelques délices dont se sont rendus coupables les croisés :
« ...En ce temps-là, c’était nos ancêtres, les Francs, qui les employaient, au nom d’une certaine idée de la chrétienté. Le Moyen-Orient était devenu arabe, bientôt musulman. Cette réalité leur était insupportable... de toute l’histoire du Moyen-Orient, l’épisode chrétien fut l’un des plus noirs. Et nous n’avons pas fini d’en mesurer les effets... » « (...) Pendant plus de mille ans, le Moyen-Orient a été le lieu d’affrontements entre Occident et Orient, entre chrétiens et musulmans. (...) A cette époque, le monde islamique, qui s’étend de l’Inde à l’Espagne, est florissant : les arts, les sciences se développent ; on y pratique une vraie tolérance religieuse, alors qu’en Europe, les hérétiques sont hors-la-loi. Les Arabes ne cherchent pas à convertir à l’Islam, quand Charlemagne convertit les peuples vaincus par la force. Ils accordent un statut légal aux chrétiens et aux juifs de Syrie et de Palestine. A Damas et à Jérusalem, ces derniers accèdent librement à leurs lieux de culte. Dans les mêmes villes, ils fréquentent des lieux de culte voisins, certaines églises ayant même été partagées au lendemain de la conquête. Chrétiens, juifs et musulmans priant dans les mêmes lieux, cela fait rêver (...) L’Occident est alors un monde primitif. (...) Car ces bons chrétiens de croisés se sont comportés comme des sauvages sanguinaires, qui pillaient, violaient, massacraient. (...) Rien de tel avec les croisés. Il leur est même arrivé de pratiquer l’anthropophagie...Quand les habitants d’une ville du nord de la Syrie (Maara) se rendent, les croisés les exterminent tous ; pressés par la famine, ils font cuire les corps des hommes et des enfants. Les auteurs latins en parlent très explicitement. » (1)
Quel est le bilan de la dernière croisade de messire Bush ? La guerre d’Irak, opération Iraqi Freedom a débuté le 20 mars 2003 avec l’invasion de l’Irak. Les raisons invoquées officiellement étaient : la « lutte contre le terrorisme », état soutenant Al Qaîda, l’élimination des armes de destruction massive qu’était censé détenir l’Irak. Ces accusations ont depuis été démontrées comme non fondées. Certains observateurs parlent de raisons, officieuses : les liens entre les néo-conservateurs au pouvoir à Washington et des entreprises d’exploitation pétrolière, notamment le Groupe Carlyle, Enron, Halliburton Energy Services et Unocal. Après seulement 19 jours de déplacement et au prix de quelques combats (depuis le départ du Koweït), l’armée américaine a bousculé facilement les unités de la Garde républicaine Après leur victoire, les troupes de la coalition ont cherché à « pacifier l’Irak ». Néanmoins, la population est massivement hostile aux troupes de la coalition et des conflits surviennent. En outre, la majorité des villes se trouvent dans une situation difficile : pillages, affrontements, règlements de compte... Selon J. Stieglitz, le coût global de la guerre en Irak serait de 3000 milliards de dollars. Le 15 septembre 2004, l’armée américaine relâche 275 détenus de la prison d’Abou Ghraib avec toute l’horreur attachée à la perversion d’un côté et aux souffrances de l’autre. En Janvier 2007, en pleine fête de l’Aïd el Adha, Saddam Hussein a fait preuve d’un rare courage lors de sa pendaison.
En octobre 2006, la revue médicale The Lancet estimait le nombre de décès irakiens imputables à la guerre à 655.000. L’institut Opinion research business a estimé à plus de 1.000.000 le nombre de victimes irakiennes entre mars 2003 et août 2007. La guerre a provoqué l’exode d’au moins deux millions d’Irakiens. Ceci sans parler des dégâts occasionnées par le programme pétrole contre nourriture : plus de 500.000 enfants seraient morts de maladie et de malnutrition. Les dommages aux infrastructures civiles sont immenses : les services de santé sont pillés. Il y a eu une détérioration des canalisations d’eau et la dégradation des bassins hydrographiques du Tigre, de l’Euphrate. Il y a de plus, augmentation de l’insécurité générale (pillages, incendies et prises d’otage), suite à la désorganisation totale des différents services publics tels que les forces de l’ordre. De nombreux centres historiques ont été détruits par les bombardements américains, les combats et les pillages. Le Musée national d’Irak a été pillé.
Que reste-t-il de l’Irak ?
En novembre 2008, les gouvernements irakien et américain ont signé un pacte bilatéral incluant le Status of forces agreement (Sofa) qui fixe à la fin 2011 le terme de la présence militaire des États-Unis. Les Américains avec la satisfaction du devoir bien fait, notamment par une mainmise sur les ressources pétrolières par multinationales américaines interposées, rentrent au pays.
« L’Irak, écrit Aymeric Janier, est menacé par les violences confessionnelles depuis que les « Fils de l’Irak », des milices sunnites enrôlées par les États-Unis pour lutter contre Al Qaîda, ont commencé à rejoindre l’insurrection. (...) Richard Haass, président du US Council on Foreign Relations, déclare : « Il est évident qu’il y a encore de multiples lignes de fracture dans la société. A mon avis, l’Irak et les États-Unis vont devoir ajuster les calendriers et laisser une force résiduelle de dizaines de milliers d’hommes au-delà de 2011. » Les États-Unis versaient une solde à près de 100.000 « Fils de l’Irak » pour s’assurer de leur participation à la politique de « surge », mais a transféré la responsabilité de ces hommes au gouvernement irakien ces derniers mois. Depuis lors, les soldes se sont évaporées. Seuls les 5000 membres du Réveil de l’Irak ont été employés par les forces de sécurité irakiennes. Pour le colonel Andrew Bacevich, un historien militaire, les forces de sécurité irakiennes ne sont pas encore prêtes à assumer le contrôle. Les Américains, écrit Aymeric Janier, partent ! » (2)
« Baghdad savoure sa victoire ! Le président Barack Obama a vu mardi une étape « importante » dans le retrait des soldats américains des villes irakiennes, mais a prévenu : « Ne vous y trompez pas, il y aura encore des jours difficiles. Nous savons que la violence va se poursuivre en Irak, nous l’avons vu dans l’attentat inepte qui s’est produit aujourd’hui à Kirkouk. » Le Los Angeles Times, lui aussi, doute des véritables desseins d’Al Maliki : « A-t-il l’intention de bâtir un état autoritaire ? (...) L’Irak peut plonger dans la guerre civile, ou Maliki (ou un autre) peut s’arranger pour imposer une poigne de fer ». (2)
En fait, la situation est plus que jamais dangereuse. L’Irak est un pays profondément meurtri. Les haines séculaires interconfessionnelles et tribales maîtrisées du temps de Saddam Hussein ont été boostées par les Etats-Unis. Appliquant la politique du « diviser pour régner », les Américains enlisés en Irak, s’allient alternativement aux chiites contre les sunnites et inversement. La guerre civile larvée entre chiites et sunnites, qui a ensanglanté l’Irak après la destruction de la mosquée de Samarra, a été gelée par la nouvelle stratégie anti-insurrectionnelle mise en oeuvre par le général Petraeus en 2007, avec le renforcement, ou « surge », du corps expéditionnaire décidé par George Bush en 2007. Les Américains avaient alors pris sous leur aile et financé les milices de combattants sunnites, s’en faisant des alliés dans la lutte contre les jihadistes, tout en les protégeant contre les incursions des paramilitaires chiites, mettant fin ainsi au cycle des représailles. (...) (3)
Pour conjurer les attentats à l’explosif, les Irakiens ont cru se doter de la parade en achetant des détecteurs d’explosifs. Une société britannique a vendu en Irak des milliers de « détecteurs de bombes » dont le seul et unique dispositif « électronique » était une étiquette antivol du type de celles utilisées dans le commerce de détail. Plusieurs attentats sanglants ont frappé Baghdad, dont les forces de sécurité étaient confiantes dans le fonctionnement du détecteur. (...) Le gouvernement irakien a dépensé 85 millions de dollars pour acquérir des détecteurs ADE-651 dont on peut supposer que l’inefficacité soit pour partie responsable dans des attaques à la bombe qui ont tué des centaines de personnes. Sidney Alford, l’un des principaux experts en explosifs, qui conseille l’armée, a déclaré à Newsnight que la vente de l’ADE-651 était « absolument immorale » (4)
C’est presque devenu une habitude. En Irak, chaque étape du calendrier de retrait des troupes américaines est marquée par de violents attentats. Le 30 juin dernier, alors que les forces irakiennes reprenaient officiellement le contrôle des villes, au moins 26 personnes ont été tuées dans un attentat à la voiture piégée à Kirkouk. Les Etats-Unis, eux, craignent que cela ne ravive les tensions ethniques dans le pays. Washington cherche, notamment à éviter que la minorité sunnite soit marginalisée du processus politique.
« Le 4 mars 2010, écrit Chaker Al-Anbari, le vote anticipé a commencé pour les militaires, les membres des forces de sécurité, les personnes hospitalisées et les détenus. (...) Mes amis et mes proches ne m’ont parlé que de la campagne. (..) Les orientations idéologiques et confessionnelles, le langage et la terminologie distinguent la droite de la gauche, les nationalistes arabes des religieux. C’est une sorte d’inventaire que la société fait d’elle-même, après une longue période de déni et de d’hypocrisie. (...) Quelque chose d’inédit est en train de se passer. Avant, pendant ou après ce jour-là, quelque chose se produira. Tout le monde en est convaincu. "On verra ce qui se passera après les élections." Les Irakiens veulent un bouleversement. (...) On se range sous la bannière de l’homme fort, honnête, sincère, probe, préoccupé uniquement du bien public ». (5)
Pascal Riché résume assez bien les enjeux du scrutin. Il écrit :
« Malgré les précautions prises et la mise en place d’observateurs, le scrutin est menacé de fraudes. Sa légitimité a déjà été une première fois mise en question, en février, lorsque quelque 500 candidatures ont été rejetées par la commission de "débaasification", présidée par le chiite Ahmed Chalabi, Pour calmer le jeu, le Premier ministre Nouri al Maliki a annoncé qu’il allait réintégrer dans les forces armées 20.000 officiers de l’ère Saddam Hussein. (...) De nombreuses listes ont été composées en ce sens, mêlant chiites et sunnites. Environ 19 millions d’électeurs sont appelés aux urnes pour élire 325 députés, qui désigneront ensuite le Premier ministre. Au total, on compte près de 6000 candidats. Une Haute commission électorale indépendante (Ihec) supervise le bon déroulement du scrutin ». (6)
Le paysage politique est atomisé. Aucun parti n’est en mesure d’emporter une majorité à lui seul. Le gouvernement, qui sera désigné par le prochain Parlement, sera le fruit d’un équilibre, l’émanation d’une coalition. Les principales coalitions en campagne sont : l’Etat de droit. C’est une coalition menée par le Premier ministre (chiite) Nouri al Maliki, 60 ans, chef du parti religieux Dawa, créé en 1957. L’Alliance nationale irakienne (ANI). C’est la coalition chiite hétéroclite qui s’oppose à al Maliki. Elle inclut des partisans de l’imam radical Muqtada al Sadr et de l’ancien Premier ministre Ibrahim al Jaafari. On compte aussi dans ce camp Ahmed Chalabi. Les Chiites représentent 60% de la population irakienne. Le Mouvement irakien nationaliste (al-Iraqiyya), de l’ancien Premier ministre (sunnite) Ayad Allawi (64 ans). Au Kurdistan, les deux anciens frères ennemis, PDK et UPK, ont présenté des listes communes comme en 2005. (..) L’Iran, de son côté, rêve de faire de l’Irak son allié dans la région en installant un gouvernement chiite ami au pouvoir. (...) Une fois que les résultats seront validés, des tractations s’engageront pour former une nouvelle coalition de gouvernement : une période propice à toutes les pressions et violences. Selon les responsables américains, le processus pourrait prendre « des mois ». (6)
L’ombre de l’Iran
Quid de l’Iran dont on dit qu’il place ses pions ?
« Les néoconservateurs, écrit Robert Dreyfus, du Times, qui souhaitaient transformer le Moyen-Orient, ont réussi au-delà de leurs attentes, mais le résultat diffère sensiblement de leurs prévisions. Loin d’avoir gagné un allié dévoué et une place forte au coeur de la région, ils ont au contraire renforcé Téhéran. Dernière preuve en date de cette influence, c’est Ahmed Chalabi, l’exilé irakien favori des faucons de Washington en 2003 et dont le rôle d’agent d’influence au service de Téhéran est désormais indubitable, qui a épuré la liste des candidats aux prochaines élections de 500 hommes politiques sunnites. Sept ans après l’invasion américaine, l’Iran a la haute main sur le pays grâce à ses alliances avec un réseau de politiques chiites. Téhéran ne renoncera pas aisément à cet atout majeur dans le conflit qui l’oppose à l’Occident sur le dossier nucléaire ». (7)
C’est un fait, rien ne peut se faire sans l’Iran et curieusement les Etats-Unis comptent sur l’Iran. Ni la pacification de l’Irak, ni l’apaisement de l’Afghanistan, ni le rapprochement entre Israéliens et Palestiniens ne pourront se faire sans une intervention de l’Iran, puissance incontournable. Mais, si l’Amérique lui accorde une place, le pays peut modérer son impétuosité révolutionnaire et l’aider sur de multiples fronts. Voilà qui changerait la donne, d’une manière aussi radicale que le rapprochement sino-américain a bouleversé le monde en 1972. Nul doute, cependant que la stabilité n’est pas pour demain à moins que les « interférences » cessent et que les Irakiens trouvent en eux la force nécessaire pour aller vers l’unité seule issue pour ramener la paix à ce peuple qui pourra alors, renouer avec la sagesse de « Dar El Hikma » de Haroun Ar Rachid il y a de cela 1 200 ans.
Voir en ligne : Le Grand Soir
Références :
1. Georges Tate : « Les croisés pillaient, violaient, massacraient... » : L’Express du 20/02/2003
2. Aymeric Janier, Irak, un avenir sécuritaire et politique en pointillés. Le Monde.fr 30.06.09
3. Ali Rifat, Hala Jaber, Sarah Baxter, Irak : les causes de la nouvelle flambée de violence. The Times 7 mai 2009
4. Caroline Hawley et Meirion Jones. BBC Newsnight, 22 janvier 2009
5. Chaker Al-Anbari : La population rêve de grands lendemains Al-Mustaqbal 04.03.2010
6. Pascal Riché : Les élections irakiennes pour les nuls. Rue 89 06/03/2010
7. Robert Dreyfuss : L’Irak, atout iranien The Nation, 18 février 2010