Nés d’une union, souvent forcée, entre une Irakienne et un militant de l’organisation islamiste, ils ne sont pas reconnus par l’Etat et deviennent la honte de leur famille.
30.09.2010 | Leila Fadel, Jinan Hussein, Hassan Shimmari | The Washington Post
ahraa est une petite fille exubérante de Baqubah, en Irak, avec sa tétine et sa robe rose. Pourtant, elle n’existe pas pour les autorités. Fille d’un activiste d’Al-Qaida qui a forcé sa mère à l’épouser et lui a fait un enfant avant de disparaître, Zahraa est l’un des centaines, peut-être des milliers d’enfants dont la naissance n’a jamais été enregistrée officiellement, au milieu de l’anarchie et de la violence qui règnent dans le pays. Sans documents prouvant qu’elle est la fille d’un Irakien et que ses parents étaient mariés avant sa naissance, Zahraa et ces autres enfants n’ont aucun des droits reconnus aux ressortissants irakiens. Ils n’ont pas de certificat de naissance, pas de passeport ni de carte d’identité et ils ne pourront ni aller à l’école ni exercer un emploi public. Ces enfants, héritage occulté de sept années de guerre, paient pour les crimes de leur père.
“C’est une situation dangereuse : ils risquent à l’avenir de s’en prendre à la société qui les a fait souffrir”, confie Ahmed Jassim, directeur de la fondation Nour, organisation non gouvernementale qui s’emploie à améliorer la vie des enfants des islamistes dans la province de Diyala, dans le nord-est du pays.
Vide politique
Ces petits sont le produit d’une époque où Al-Qaida contrôlait de vastes parties de l’Irak, après l’invasion américaine de 2003. Le système judiciaire s’était effondré, les institutions avaient cessé de fonctionner et la rébellion faisait rage. Certains sunnites d’Irak avaient accordé refuge à ces hommes, Irakiens ou Arabes de l’étranger, en pensant qu’ils les aideraient à se débarrasser des armées étrangères. Al-Qaida en Irak a donné cependant rapidement dans la violence, a défié les autres groupes rebelles irakiens et a proclamé un Etat islamique appliquant une forme stricte de la charia. La population s’est alors retournée contre l’organisation et les hommes d’Al-Qaida ont été jetés en prison, tués ou réduits à la clandestinité. Jassim a identifié, rien que dans la province de Diyala, au moins 125 familles ayant des enfants issus de mariages forcés avec un membre du groupe terroriste. La plupart des mères ne connaissent pas la véritable identité de leur mari absent et craignent, si elles se battent pour les droits de leurs enfants, de se retrouver en prison pour des liens avec une organisation interdite. Le vide politique du pays n’arrange rien. Plus de six mois après les élections législatives, il n’y a toujours pas de gouvernement. La plupart de ces femmes mariées de force aux militants d’Al-Qaida sont sunnites et craignent de ne trouver aucune sympathie auprès d’un gouvernement à majorité chiite et d’être considérées comme complices des crimes de leur mari. Les services du ministère de l’Intérieur chargés d’aider les victimes de la guerre ne les considèrent pas comme des victimes de viol et, même si leur situation est malheureuse, ils ne peuvent rien faire. “Si on les aidait, ça pourrait encourager Al-Qaida”, confie Fadhil Al-Shweilli, fonctionnaire au ministère. D’après les juristes, la solution la plus simple serait de confier ces enfants à des orphelinats ou de fabriquer un faux certificat de naissance avec le nom d’un faux père.
Le récit de la naissance et de la vie de Zahraa repose sur des entretiens avec sa mère, qui se fait appeler Oum Zahraa, sa grand-mère et d’autres membres de la famille, mais n’a pas pu être vérifié auprès de sources indépendantes. Les personnes entendues n’ont par ailleurs pas souhaité donner leur nom entier par crainte de représailles. Une nuit de l’été 2006, six hommes armés faisant partie d’Al-Qaida en Irak ont fait irruption chez celle qui allait devenir la mère de Zahraa, à Buhroz, à côté de Baqubah. Un homme qui a déclaré s’appeler Abou Zahraa (père de Zahraa) et ses compagnons ont dit au frère de la jeune femme qu’il avait trois possibilités : les rejoindre, se faire tuer ou leur livrer sa mère et sa sœur, qui était alors une belle jeune fille de 18 ans.
Avorter ou se tuer
Les femmes ont dû se résigner, et l’un des hommes a célébré les mariages bien qu’aucun contrat n’ait été signé. Abou Zahraa a ensuite forcé la jeune fille à avoir des relations sexuelles avec lui. Il n’a jamais donné son vrai nom. Lorsqu’elle s’est retrouvée enceinte, la jeune femme a songé à avorter ou à se tuer. Mais elle croyait en Dieu, et l’islam condamne ces agissements. Quand elle a accouché, le père du bébé avait disparu depuis des mois. Elle a donné le nom de Zahraa à sa fille au cas où le père reviendrait.
La famille de la jeune femme vit aujourd’hui à Baqubah, capitale de la province de Diyala. Elle a raconté dans le quartier que le bébé était une orpheline qu’ils avaient recueillie. Mais Oum Zahraa sait que les voisins n’ignorent pas que Zahraa l’appelle “maman.” Elle ne veut pas non plus aller devant un tribunal pour faire valoir les droits de sa fille, qui a aujourd’hui 1 an et demi. Elle craint que les gens ne lui reprochent ce mariage et l’enfant qui en est issu. Et la famille ne peut se permettre de payer 100 à 300 dollars pour faire faire un faux certificat de naissance comportant le nom d’un père.
Oum Hassam, la grand-mère de Zahraa, dont le mari a été tué depuis, fait du bénévolat à l’hôpital et vit de ce que lui donnent les malades. Quand elle reçoit de l’argent, la famille mange. Tout, autour d’elle, témoigne d’une vie de pauvreté : murs roses craquelés, absence de meubles, fils en prison… Malgré ses faibles revenus, Oum Hassan espère économiser assez d’argent pour corrompre la sage-femme et acheter à Zahraa un faux certificat de naissance. La mère de Zahraa ne sort pas de chez elle. A 20 ans, elle porte le fardeau de quelqu’un de bien plus âgé, son visage est empreint de tristesse. Son histoire la hante. Elle a été violée par le père de son enfant, mais elle se sent coupable de ne pas avoir pu lui résister. Tous les jours, elle scrute le visage de sa fille en guettant une ressemblance avec le père. Elle se demande si elle aura une chance. “Personne ne comprendra. Personne ne dira que je suis une victime”, soupire-t-elle.
Source : Courrier International
L’article original en anglais : The Washington Post