Je suis retourné récemment dans mon village irakien, et j’ai pu constater à quel point les élections étaient au centre de toutes les conversations. Mes amis et mes proches ne m’ont parlé que de la campagne. Au café, au marché, dans le bus et même dans les champs, on passe au crible les listes, on observe les candidats et on jauge leurs discours. Tout tourne autour de ce sujet. Comme il s’agit cette fois-ci d’un scrutin à listes ouvertes, tous les candidats sont connus individuellement. Dans chaque province, on connaît le parcours de chacun d’entre eux, on sait ce qu’il a fait et on se rappelle les services qu’il a pu rendre ou pas. Son intégrité, la crédibilité de ses slogans et la sincérité de ses discours sont soumises à un examen minutieux.
Les orientations idéologiques et confessionnelles, le langage et la terminologie distinguent la droite de la gauche, les nationalistes arabes des religieux. C’est une sorte d’inventaire que la société fait d’elle-même, après une longue période de déni et de d’hypocrisie. Car la dictature avait imposé une chape de plomb à tout ce qui émanait de la société. Cela a bien changé, dans mon village aussi bien que dans la capitale, dans les provinces, dans les campagnes et jusque dans les zones désertiques. Ces élections ressemblent à un énorme chantier. Si elles se déroulent avec succès, elles feront date. Quelque chose d’inédit est en train de se passer. Avant, pendant ou après ce jour-là, quelque chose se produira. Tout le monde en est convaincu. “On verra ce qui se passera après les élections.” Telle est la phrase qu’on entend partout. Tous les projets individuels ou collectifs sont suspendus à cette date. Les Irakiens sont dans l’attente d’un miracle. On se prépare à changer d’époque et on espère un bouleversement. Dans aucun pays au monde les campagnes électorales ne se déroulent dans une telle ambiance. Nulle part on ne voit la même envie de changement. Ce désir de faire table rase s’explique par la culture collective irakienne, qui plonge ses racines dans une longue histoire de soubresauts. Pendant des siècles, la société a subi des guerres civiles, des révoltes et des invasions. Rien que dans les cinquan te dernières années, nous avons eu des coups d’Etat militaires à la pelle, la longue guerre contre l’Iran [1980-1988], celle du Koweït [1990-1991] et des conflits récurrents avec les Kurdes. Les Irakiens sont habitués à des changements brutaux. Pendant des décen nies, ils ont été réduits au silence. La seule chose qu’ils pouvaient faire était de rêver de lendemains qui chantent, des lendemains où tout serait différent. La propension à nourrir de tels rêves repose sur la culture fataliste dont est imprégné l’Orient, et tout particulièrement les Irakiens. Au gré des rencontres, on se rend compte que personne n’adhère à l’idée d’une évolution normale de la société, par étapes et avec des réformes à petits pas. Les Irakiens veulent un bouleversement. Ils ne souhaitent pas un renversement du régime par un coup d’Etat militaire, mais des changements radicaux. Ils veulent transformer le pays, tout refaire de fond en comble. Evidemment, ils ne comptent pas sur les partis pour porter un projet politique, mais sur la figure d’un chef, qu’il soit politique, religieux ou tribal.
Certaines listes rassemblent des candidats qui n’ont rien en commun – ni les idées, ni les intérêts, ni l’appartenance communautaire. Ces assemblages de contraires obéissent surtout à des considérations politiciennes, comme en témoigne la liste de l’Alliance nationale irakienne, où l’on trouve à la fois le chef du parti laïc à majorité sunnite Al-Ahali et un représentant du courant sadriste [chiite radical]. A Bagdad, les listes disposant de gros moyens matériels affichent les images colorées de leurs candidats et les objectifs qu’ils promettent de réaliser. Ces promesses relèvent du même phénomène d’attente de grand soir. Un tel se présente comme le hussard anticorruption de la Chambre sortante, un tel promet de traduire les “pourris” en justice. Tout le monde sait que l’Irak arrive en tête dans les classements internationaux des pays les plus corrompus. Tout le monde est d’accord pour dire que, théoriquement, il faudrait juger les coupables. Mais tout le monde sait également que, pratiquement, cela ne sera possible qu’une fois qu’on aura appliqué la loi à tout le monde. Autrement dit, il faudra d’abord s’assurer que les juges soient indépendants, au lieu d’être inféodés à tel ou tel parti et à tel ou tel groupe d’intérêts.
Ainsi, au niveau des slogans, on combat la corruption, on assure l’unité nationale, on maudit le confessionnalisme, on améliore les services publics et on construit des écoles. On se range sous la bannière de l’homme fort, honnête, sincère, probe, préoccupé uniquement du bien public. Mais cette fois-ci, aucun slogan n’évoque le thème du nationalisme panarabe, si souvent utilisé par le passé. Pas un mot sur la Palestine, nulle part on ne voit la devise baasiste “Unité, liberté, socialisme”. Ni l’anti-impérialisme ni l’anti capitalisme n’ont vraiment la cote. La lutte contre l’occupation n’est guère évoquée, et on évite ce qui pourrait évoquer l’idée de résistance. Tout le monde se focalise davantage sur l’avenir que sur le présent.