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En Irak, émergence d’un pouvoir autoritaire à dominante chiite

 

mars 2010, par Nir Rosen

Une guerre destructrice et pas de réconciliation

Quelques semaines après le début de l’attaque américaine contre l’Irak, en mars 2003, des milliers de personnes se pressaient devant les locaux de la nouvelle Association des prisonniers libérés — une villa confisquée à un ancien responsable du régime de Saddam Hussein. Sur les murs étaient affichées des listes de noms classés par ordre alphabétique, récupérées lorsque la population avait pillé le siège des services secrets. Des gens désespérés les parcouraient du doigt, dans l’espoir d’y apprendre le sort réservé à des proches que la police avait arrêtés. Le plus souvent, les nouvelles n’étaient pas bonnes — ainsi, cette exécution de quatre personnes pour appartenance présumée au Daawa, le parti chiite interdit, qui conduisit leur famille jusqu’à une fosse commune afin d’y déterrer les corps.

Trois ans plus tard, le pays avait sombré dans la guerre civile : les milices et les escadrons de la mort sévissaient, notamment dans les rues de Bagdad ; les attentats se multipliaient ; les familles faisaient de nouveau la queue pour rechercher des parents — cette fois à la morgue, où les victimes étaient rassemblées en vue d’une possible identification.

Washington a agi à l’aveuglette

Il n’a en effet pas fallu longtemps pour que l’Irak s’enfonce dans un chaos attisé par les conflits entre les différentes confessions. Certes, ces conflits existaient avant 2003, et il semblait logique que le renversement de Saddam Hussein débouche sur un rééquilibrage du pouvoir en faveur de la majorité chiite (1). Mais la lecture purement confessionnelle des tensions existantes réalisée par Washington a contribué à les attiser. Les Etats-Unis ont en effet tenu le parti Baas pour une nouvelle mouture du parti nazi et ils l’ont, à tort, associé à l’ensemble des sunnites, ainsi ciblés comme étant l’« ennemi » — une décision qui a eu pour conséquence de transformer rapidement leur fausse hypothèse en réalité.

Par ailleurs, la présence des troupes d’occupation américaines a empêché la mise en place d’un gouvernement disposant d’une réelle légitimité populaire ; elle a aggravé les relations entre les confessions, quand des groupes (pour l’essentiel sunnites) en lutte contre la présence étrangère sont entrés en conflit avec ceux qu’ils accusaient de lui être favorables. Un climat de chaos généralisé s’est rapidement installé, auquel ni le pouvoir irakien ni Washington n’ont pu faire face. Après une période de pillage frénétique, le vide a été comblé par des hommes armés, dont certains portaient des turbans de religieux chiites, d’autres des foulards de la résistance, mais qui pour beaucoup appartenaient à des bandes criminelles.

Dans le monde musulman, la mosquée représente une institution parmi d’autres, mais elle joue depuis toujours un rôle aux dimensions religieuses, sociales et politiques. En retentissant cinq fois par jour dans les quartiers, l’appel à la prière règle le rythme du quotidien et le cycle de la vie. En ce lieu où se rassemblent les fidèles pour prier, apprendre, parler et se mobiliser, le sermon du vendredi, ou khoutba, est souvent un appel à l’action ; et, qu’il s’agisse de questions religieuses ou d’affaires internationales, l’imam qui dirige la prière expose les problèmes touchant la communauté. Dans les Etats autoritaires, c’est aussi du haut du minbar (la chaire où se tient ce religieux pour s’adresser à ses ouailles) que se font entendre les rares voix divergentes. C’est ainsi qu’en Irak, après l’effondrement de l’Etat, la mosquée devient l’institution la plus importante du pays et sert à souder les communautés : d’abord, en assurant les services sociaux ; ensuite, en se transformant à la fois en dépôt d’armes, en lieu d’information et en point de ralliement.

Face à l’émergence de la guérilla, les Etats-Unis agissent d’abord à l’aveuglette, arrêtant ou tuant des dizaines de milliers d’Irakiens. Ils mettent du temps à réaliser qu’ils ont affaire à une résistance organisée, et plus encore à comprendre qu’une guerre civile avait commencé entre milices sunnites et chiites.

A la fin de 2004, après la destruction de la ville de Fallouja, des dizaines de milliers de sunnites s’installent dans l’ouest de Bagdad, tandis que les chiites se réfugient dans d’autres quartiers en expulsant les sunnites installés là. Devant l’incapacité tant du gouvernement que des Etats-Unis à assurer la sécurité ou les services sociaux, ce sont les milices qui s’en chargent.

Il faut attendre 2006 pour que Washington parvienne à la conclusion qu’il aurait dû tirer dès 2003 : la résistance s’alimentant de la présence militaire américaine, il convient de confier au gouvernement irakien la responsabilité de l’ordre public. Trop tard : les forces de sécurité, à dominance chiite, prennent part à la guerre civile confessionnelle.

La violence menaçant de déboucher sur un conflit régional, le pouvoir américain infléchit alors sa politique. Les partisans de la contre-insurrection poussant à l’envoi de nouvelles forces sur le terrain, notamment à Bagdad, le président George W. Bush annonce en janvier 2007 l’arrivée en Irak de vingt mille soldats supplémentaires — qualifiée de « surge » (mobilisation (2)). Ces troupes fraîches se déploient dans la capitale ; elles construisent d’immenses murs de béton autour des quartiers afin de pouvoir contrôler leurs habitants, et, tout en effectuant un recensement, travaillent avec les milices locales et assistent une population épuisée. Dans le même temps, les forces de sécurité s’en prennent aux miliciens comme aux civils et appuient la victoire des chiites sur le terrain. De nombreux quartiers deviennent homogènes, les sunnites se trouvant dans l’obligation de les quitter ; des millions de personnes, arrachées à leur foyer, se déplacent vers les bidonvilles, les zones rurales ou d’autres Etats du Proche-Orient — notamment la Syrie (3) et la Jordanie.

Peut-être plus que le surge lui-même, c’est l’annonce de son déclenchement qui a conduit les groupes armés sunnites à modifier leur tactique. Déjà en conflit avec Al-Qaida, ils se sont rendu compte que les Etats-Unis ne voulaient pas forcément aider les chiites, et moins encore les Iraniens. L’affaiblissement d’Al-Qaida sous les coups de boutoir de l’armée américaine — en particulier dans la province d’Al-Anbar — a permis à ces groupes sunnites de prendre de l’assurance ; ils ont touché l’argent de Washington sans pour autant se transformer en mercenaires. Ils espéraient, une fois leurs rivaux d’Al-Qaida éliminés et les troupes américaines reparties, venir à bout des chiites — et cela d’autant plus facilement que les Etats-Unis avait obtenu du gouvernement irakien, en dépit de ses réticences, l’intégration du cinquième de leurs effectifs dans les forces gouvernementales.

« Nettoyage ethnique » et voitures de luxe

Parallèlement, les milices chiites ont subi un retour de bâton. Non seulement leur propre communauté les a de plus en plus perçues comme de simples groupes de voyous, mais le premier ministre Nouri Al-Maliki, constatant qu’elles menaçaient son autorité, s’est employé à les écraser brutalement — les troupes « officielles » restant toutefois dominées par les chiites. Ces milices ont alors décidé un gel de leurs activités, tout en escomptant elles aussi les reprendre après le départ des soldats américains.

Un des éléments les moins connus de la stratégie de contre-insurrection liée au surge a été l’offensive menée contre les bases principales, les zones d’appui et les ressources vitales des milices. Protéger la population en s’installant au cœur même des quartiers et en élevant autour des murs de béton fut la mesure la plus visible de cette politique. Mais l’armée américaine a aussi intensifié ses opérations, à l’intérieur comme à l’extérieur de Bagdad, contre les milices chiites : entre février et août 2007, elle a arrêté en moyenne un millier de leurs membres par mois et en a tué un grand nombre. On peut dire que, en 2008, elle avait reconquis l’Irak. Toutefois, la violence avait diminué bien avant son action ; le « nettoyage ethnique » était déjà en grande partie accompli. En 2008, si la violence persistait, la guerre civile était en fait terminée — signe de ces temps nouveaux, les riches sortaient leurs luxueuses voitures.

« Les réfugiés sont les mieux placés pour apprécier la température sur le terrain, remarque le responsable de l’Organisation des Nations unies (ONU) en Irak, M. Stefan de Mistura. Leur retour signifie que la situation se normalise. » Or, constate-t-il, dans ce pays, « ils sont revenus, mais pas en nombre conséquent », contrairement à ce qui s’est passé en d’autres lieux où il a été en poste : « Au Kosovo, deux millions de personnes sont rentrées et nous avons été ravis — mais débordés. » Après les élections régionales irakiennes de janvier 2009, la situation lui est apparue clairement : « Bagdad avait changé de couleur. Il y avait eu un nettoyage confessionnel : la ville était désormais largement chiite… »

Il n’y a pas eu de retour en arrière. Un spécialiste de l’armée américaine ayant collaboré étroitement avec le général David Petraeus, ex-commandant en chef des troupes dépêchées en Irak, assurait dès 2008 que la guerre civile prendrait fin lorsque les chiites auraient pris conscience qu’ils avaient gagné et les sunnites qu’ils avaient perdu. C’est chose faite.

D’une part, les Irakiens déplacés, souvent sunnites, ne sont pas revenus dans leur foyer. D’autre part, alors que les milices sunnites n’étaient plus en mesure de s’unir et que certains de leurs cadres étaient assassinés par Al-Qaida, elles ont été confrontées à l’offensive gouvernementale. Cette dernière a même provoqué un bref soulèvement à Fadhil, en mars 2009, après l’arrestation d’un chef local, et les affrontements qui s’y sont déroulés ont fait craindre une reprise de la guerre civile. Il n’en a rien été — non en raison de la réconciliation générale que souhaitaient les Etats-Unis mais parce que la victoire chiite était totale.

En novembre 2008, Washington a confié au gouvernement irakien le pouvoir qu’il détenait sur près de cent mille combattants appartenant à des groupes sunnites. Mais à peine 5 % de ces effectifs ont été intégrés dans les forces armées, tandis que leurs principaux chefs étaient arrêtés, bon nombre de combattants aussi, et qu’on demandait à d’autres de rentrer dans leurs foyers. Un processus tout en douceur qui se poursuit pour affaiblir les derniers groupes susceptibles de rivaliser avec l’Etat.

Comme guérilleros et comme insurgés, les groupes sunnites avaient montré leur efficacité, en opérant clandestinement et en se fondant dans une population acquise. A présent, les ex-résistants sont pour partie connus et rétribués ; leurs nom, adresse et données biométriques se trouvent entre les mains des gouvernants américains et irakiens. Pas mal d’autres sont en fuite — parfois à l’étranger. Rétrospectivement, nombre de leurs dirigeants estiment avoir fait un mauvais calcul en s’alliant aux Etats-Unis.

A l’approche des élections législatives du 7 mars, plus de cinq cents personnes voient leur candidature refusée, sous l’accusation d’avoir des liens avec le Baas. Le gouvernement a ainsi agité l’épouvantail de l’ancien régime détesté pour intimider la population et faire taire toute opposition. Certains de ces candidats étaient nationalistes, d’autres sunnites, mais beaucoup chiites. Cette interdiction de se présenter ne s’est appuyée sur aucun fondement juridique et indique clairement l’installation d’un pouvoir autoritaire.

L’actuel gouvernement irakien est corrompu, brutal, oppressif, mais fort ; confiant dans sa victoire, il se montre résolu à affirmer sa pleine autorité. Ceux qui croyaient à une réconciliation interconfessionnelle se sont trompés : elle n’aura pas lieu et n’est pas nécessaire. M. Maliki devient un nouveau Saddam, même si son pouvoir apparaît plus légitime et plus populaire que le précédent. Néanmoins, sa puissance sera contrebalancée par les autres factions et par un Parlement qui tient énergiquement les cordons de la bourse.

Les chiites l’ont donc emporté au détriment des sunnites et des laïcs. S’ils sont divisés, ils disposent à la fois d’une supériorité numérique et du poids grandissant de l’Etat et de ses forces de sécurité — sans parler de l’appui de Washington.

Pendant ce temps, les Etats-Unis s’engagent dans une nouvelle-ancienne guerre en Afghanistan — en tentant de présenter au mieux leur retrait d’Irak. Le nouvel ordre établi dans ce pays peut y ramener le calme, mais le bilan de la guerre se révèle exorbitant : des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés, un pays dévasté et toute la région déstabilisée.

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Entre Arabes et Kurdes irakiens, la fracture n’a rien de nouveau : elle découle des promesses faites — et ultérieurement trahies — au lendemain de la première guerre mondiale et de la chute de l’Empire ottoman. Après l’invasion américaine de 2003, les revendications des Kurdes ont resurgi avec force et leurs dirigeants tentent d’exploiter la faiblesse de Bagdad. Mais la roue peut encore tourner. Le pouvoir central se rebâtit lentement (lire « En Irak, émergence d’un pouvoir autoritaire à dominante chiite »), dopé par les perspectives d’exportations massives de pétrole, de nouveaux contrats venant d’être signés avec des compagnies étrangères. Approche le moment fatidique où les dirigeants kurdes et fédéraux devront prendre une décision : conclure un accord ou, en cas d’échec, se préparer à une prochaine et très sanglante guerre civile.

Pour beaucoup d’Irakiens, le terme impropre de « conflit chiites-sunnites » cache la volonté des dirigeants d’activer des « leviers confessionnels » pour atteindre leur objectif politique. Il en va de même pour le terme de « conflit arabo-kurde ». A vrai dire, les Irakiens n’ont pas tout à fait tort. Dans les quartiers de Bagdad, les familles et les communautés sont mélangées, Arabes et Kurdes se mariant entre eux et considérant l’identité irakienne comme un dénominateur commun.

Ce phénomène se limite toutefois aux centres urbains car, plus on se rapproche des collines vallonnées du Nord, des abords de l’Iran et de la Turquie, des massifs montagneux du Kurdistan, plus cette identité irakienne s’estompe au profit d’un fort nationalisme kurde foncièrement opposé au nationalisme ethnique arabe qui se dissimule sous le manteau de l’unité irakienne. Cette revendication remet ainsi en question la légitimité de l’ordre postottoman, auquel les Kurdes n’ont jamais adhéré, et réactive une notion obsolète, celle d’un « Etat-nation » où se conjuguent Etat et identité ethnique.

Pour le moment, la bataille porte sur la délimitation de la frontière entre cet « Irak kurde » et le reste du pays, en majorité arabe. S’il ne tenait qu’aux Kurdes, cette ligne de démarcation épouserait le tracé des Hamrin, première chaîne montagneuse située entre Bagdad et le nord-est du pays, après la vallée du Tigre, qu’un voyageur prendrait pour une simple butte dans les plaines qui s’étendent jusqu’au pied des lointains monts Zagros. En revanche, s’il ne tenait qu’aux Arabes, elle se situerait là où les précédents dirigeants de Bagdad l’avaient placée : sur la ligne administrative séparant les provinces kurdes de Dohouk, Erbil et Souleimaniyé du reste du pays.

Cette ligne résultait d’une précédente tentative kurde d’exploiter, à la fin des années 1960, la faiblesse du pouvoir central et du parti Baas, alors en perte de vitesse et en quête d’alliés. En 1970, le gouvernement central et le dirigeant nationaliste kurde Moustafa Barzani conclurent un pacte promettant un certain degré d’autonomie aux régions à majorité kurde. Malgré le rejet par Barzani d’une loi en ce sens promulguée par Bagdad, la frontière de la région kurde reçut une certaine légitimité, tout comme le droit à l’autonomie (1).

En 1991, le régime de Saddam Hussein fut expulsé du Koweït qu’il avait envahi l’année précédente. Une insurrection de la région kurde au printemps provoqua une intervention de l’armée irakienne. Confrontée aux pressions des Etats-Unis et de leurs alliés, elle dut se retirer sur une ligne défensive — dite « ligne verte » — dont le tracé épousait par certains endroits les frontières de la région autonome définie par les accords de 1970 (voir carte). La « ligne verte » a tenu durant toutes les années 1990 et, après 2003, malgré les empiétements kurdes, elle a fait figure de frontière légitime à la fois dans la Constitution intérimaire de 2004 et dans la Constitution permanente de 2005. Cette dernière stipulait toutefois que tous les territoires situés au-delà de cette ligne — les « territoires contestés » — devaient voir leur statut fixé par référendum à la fin de l’année 2007.

Cette consultation n’ayant jamais eu lieu, les dirigeants kurdes ont commencé à remettre en cause la légitimité de la « ligne verte ». Ils ont prétendu ignorer où elle se situait, malgré les bonnes cartes des années 1990 qu’ils avaient eux-mêmes utilisées dans le passé. De surcroît, ils ont réussi, non sans succès, à faire croire aux troupes américaines, peu rompues au terrain et à l’histoire locale, que cette fameuse ligne se trouvait... ailleurs. La nouvelle frontière, dite « Trigger Line », est devenue la nouvelle démarcation entre troupes irakiennes et maquisards kurdes — anciennement baptisés peshmergas. Située au sud de la ligne de démarcation, elle englobe d’importantes parcelles des territoires contestés, dont une partie de la province très disputée de Kirkouk (2).

Bagdad et Erbil nourrissent
tous deux un projet national

Ces territoires contestés recèlent d’importantes réserves de gaz et de pétrole, des richesses très convoitées par des Kurdes en quête d’Etat, mais auxquelles le gouvernement central ne renoncera jamais de son plein gré, refusant l’émergence d’un Kurdistan puissant, qu’il soit autonome ou indépendant. Ainsi, tout comme ils ont modifié l’emplacement de la « ligne verte » dans leurs discours politiques, les dirigeants kurdes ne manquent pas d’englober les réserves pétrolières de Kirkouk dans les estimations publiques des richesses pétrolières de leur région, multipliant par un artifice les ressources limitées dont ils disposent.

Les nationalismes sont rarement conciliables, quoique, nonobstant rancunes et griefs, différends frontaliers et conflits sporadiques, l’histoire soit riche en compromis historiques pérennes. Ainsi, la frontière entre la Perse et le monde arabe, objet de batailles sanglantes dans les années 1980 (guerre irako-iranienne), fut relativement stable pendant des siècles même en l’absence d’accord définitif. Il suffit de parler avec les Kurdes, les Arabes et les Turkmènes de Kirkouk pour comprendre qu’ils s’accordent sur plus d’un point, qu’ils sont capables de gérer leurs propres affaires conjointement et de partager le pouvoir. Malheureusement, des protagonistes extérieurs peuvent saper — et ils le feront — tous les efforts de réconciliation : pour les dirigeants de Bagdad et d’Erbil (capitale de la région kurde), le conflit a tout d’un jeu à somme nulle dans lequel les acteurs locaux ne sont que de simples pions. Si l’on y rajoute la question des Turkmènes, qui ont avec la Turquie un parrain quelque peu encombrant, ce jeu devient encore plus complexe.

Bagdad et Erbil nourrissent tous deux un projet national dont le succès dépendra du rapport de forces entre eux. Les Kurdes s’efforcent de gagner du terrain et de tirer profit des occasions qui se présentent. Après des décennies de souffrances dues à l’arabisation de l’Irak (ta’arib), aux expulsions et, dans les années 1980, au massacre de leurs frères des campagnes, notamment dans les montagnes de l’est de Kirkouk, on comprend leurs motivations. Ceux d’entre eux qui ont été déportés dans des zones de repeuplement déshéritées ou qui se sont enfuis dans les camps de réfugiés d’Iran prennent le chemin du retour : ils veulent récupérer leurs terres et reconstruire leurs maisons.

Mais, dans un jeu à somme nulle, la réponse au « nettoyage ethnique » se révèle être un « nettoyage ethnique » à rebours — beaucoup d’Arabes qualifiant la situation de kurdification (takrid). Poussés par le régime du Baas à s’installer à Kirkouk et dans d’autres territoires contestés, ils sont à présent incités à « retourner dans leurs régions d’origine ». Dans un cas comme dans l’autre, on oublie que ces citoyens à part entière, victimes de forces supérieures, jouissent de droits protégés par la Constitution, dont celui de résider et de voter n’importe où en Irak. S’y ajoutent les générations nées à Kirkouk et descendantes de ces « colons » arabes, qui n’ont aucun foyer ailleurs.

Les vieux habitants de Kirkouk se souviennent avec nostalgie du temps où, de 1930 à la chute de la monarchie en 1958, la ville était un modèle de pluralisme et de coexistence ethnique auquel l’arabisation a brutalement mis fin. Alors que les Kurdes affirment, à juste titre, que leur attitude envers les Arabes et les groupes minoritaires des territoires contestés est bien moins violente que celle du Baas, le résultat au bout du compte reste le même — privation du droit de vote, voire déplacement de populations.

En 2007, le Conseil de sécurité des Nations unies a chargé la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (Manui) de trouver des solutions à la question des « frontières internes contestées ». Depuis, la Manui a rédigé un rapport important (non rendu public, mais remis aux principaux protagonistes) esquissant divers scénarios d’un accord négocié.

Il appartiendra aux nouveaux dirigeants du pays de s’attaquer de front à la question des territoires contestés, de formuler des solutions tenant compte des revendications et de l’histoire. Cette tâche est ardue et le temps presse. Le retrait imminent des troupes américaines va priver Washington d’un certain poids et les Nations unies ne seront pas en mesure de combler le vide.

Le conflit sur la ligne de démarcation entre le Kurdistan et le reste de l’Irak continuera à ébranler les fragiles fondations du nouvel Etat. Avec le temps, le pouvoir central pourrait se renforcer et tenter, comme dans le passé, d’imposer sa volonté aux Kurdes. Il pourrait contrôler leurs villes situées dans les plaines et repousser leurs combattants dans leurs forteresses de montagne, d’où ces derniers ne manqueront pas de relancer la lutte. Les Kurdes, de leur côté, pourraient préserver leurs gains de l’après-2003, jouir d’une grande autonomie dans leur région et exercer de facto un contrôle sur les territoires disputés à majorité kurde. Ils pourraient ainsi maintenir l’espoir de voir naître, un jour, un Etat kurde, dans le cadre d’un bouleversement de la situation régionale permettant de modifier les frontières internationales et d’ouvrir de nouvelles perspectives à des nations sans Etat.

Références :

(1) Aucun chiffre fiable n’est disponible concernant la répartition entre les diverses communautés — arabe, kurde et turcomane notamment ; et pas davantage sur la proportion réelle de sunnites et de chiites, mais ces derniers prédominent.

(2) Lire Alain Gresh, « Les Etats-Unis vont-ils gagner la guerre en Irak ? », Le Monde diplomatique, mars 2008.

(3) Lire Theodor Gustavsberg, « Silencieux exil des Irakiens en Syrie », Le Monde diplomatique, septembre 2008.

Source : Le Monde diplomatique

 
 
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